Privilège ou corvée ?
Etre l'aîné, c'est occuper une place à part dans l'imaginaire des parents, mais ce n'est pas toujours une chance.
"J'ai détesté être l'aînée", raconte Catherine, 55 ans, "je devais toujours montrer l'exemple, être responsable".
Laurence, sa sœur cadette de trois ans, ne voit pas leur enfance sous le même angle : "Moi j'enviais sa place !", raconte-t-elle. "Ma sœur était davantage prise au sérieux que moi. Tout ce qu'elle faisait était un événement : entrer en 6me, passer le Bac, le permis. Quand venait mon tour, c'était une banalité."
"J'ai surtout défoncé les portes pour toi", rétorque l'aînée. "Par exemple, qu'est-ce que j'ai dû supplier pour avoir le droit d'aller à ma première boum à 16 ans. A peine un an plus tard, tu as eu l'autorisation directe."
Des expériences marquantes
Le débat est éternel. Même si le droit d'aînesse a disparu à la Révolution, le débat sur la "meilleure" place dans la fratrie ne s'est jamais éteint. Et sans doute ne le sera-t-il jamais, puisqu'il s'inscrit dans le cadre plus large de la rivalité fraternelle.
Mais la question reste posée. A défaut d'être la "meilleure", est-ce que la place d'aîné influence la personnalité, voire même le destin de l'enfant ? Après tout, 30 des 47 premiers présidents des Etats-Unis, y compris Joe Biden (mais pas Donald Trump) étaient, ou des aînés, ou le premier garçon de la famille.
Plus responsables, plus sérieux, plus sûrs d'eux ?
Ou à rebours moins créatifs, plus conformistes ?
Est-il plus facile d'être l'aîné ?
Le pédopsychiatre Marcel Rufo répond en préambule dans "Frères et sœurs, une maladie d'amour" qu'il ne faut pas exagérer le rôle du rand de naissance et "qu'il n'est pas plus difficile d'arriver en premier, second ou autre (...). Ce n'est pas le rang occupé dans la fratrie qui importe, mais l'enfant lui-même, sa personnalité, son développement, sa capacité d'adaptation".
Mais il constate ensuite que le premier-né passe par des expériences spécifiques qui peuvent le marquer.
Avant tout, sa naissance a créé une famille. De ce couple qui a "fait" un bébé, l'aîné a "fait" des parents. Il est ainsi à l'origine d'un choc psychique dont tous les parents se souviennent.
Puis il est leur centre d'intérêt pendant plusieurs mois, plusieurs années même, et leur apprend leur "métier" de parent : s'occuper de lui, comprendre ses besoins, ses pleurs et ce qui le fait rire. Cela ne fera pas forcément de lui un préféré, mais un cas à part sans conteste oui.
Réaliser le désir d'enfant parfait
Première merveille de la famille et septième merveille du monde, l'aîné est photographié sous toutes les coutures : premiers sourires, premiers pas... bien plus que le cadet qui partagera plus tard le cadre avec lui et se trouve, d'après différentes études, rarement photographié seul aux mêmes âges.
Cette attention exclusive des parents pendant les premières années est d'ailleurs une des raisons invoquées pour expliquer les meilleures performances scolaires des aînés. Les statistiques montrent, en effet, qu'ils sont globalement plus diplômés que leurs jeunes frères et sœurs, et c'est encore plus marqué pour les filles.
Certes, ils ont tous dû vivre le désagrément de voir un rival vagissant venir monopoliser le temps et les bras des parents. Cela peut développer chez eux une tendance à l'anxiété.
Mais selon le sociobiologiste américain, Franck J. Sulloway (département des sciences cognitives du Massachussetts Institute of Technology), la peur d'être détrônés devient aussi un atout qui les conduit à développer des aptitudes utiles. Obligés de lutter pour conserver leur place, les aînés deviennent plus spontanément, selon le spécialiste américain, des défenseurs de l'ordre établi et s'intègrent mieux dans la société.
A rebours, le cadet, qui s'impose en bousculant l'ordre familial à sa naissance, aurait naturellement tendance à se montrer rebelle.
Reste que l'attention parentale est sous tendue par des attentes fortes. Plus que tout autre, l'aîné doit réaliser le désir d'enfant parfait, un enfant fantasmé, imaginaire et d'emblée c'est une mission impossible...
Les parents peuvent chercher à se réparer à travers lui, ce qu'ils auraient voulu être, ce qu'ils n'auraient pas voulu vivre. De façon inconsciente, ils font ainsi peser des enjeux bien lourds sur ses épaules. Plus que d'autres, il sera susceptible de les décevoir, et l'enfant le sent parfaitement. Adultes, ils continueront pourtant d'essayer.
Les thérapeutes rencontrent ainsi dans leurs cabinets de nombreux aînés qui ont du mal à faire leurs choix librement et qui traversent la vie en cherchant l'approbation ou la reconnaissance de ceux qui les entourent.
Pour qu'il reste un enfant...
Pour que la place d'aîné reste une chance, il faut faire attention aux symboles. Anodins en apparence, ils en disent long sur les charges qui peuvent peser inconsciemment sur lui aux âges où il doit garder une place d'enfant.
Cela peut commencer dès le faire-part de naissance : "Léo est heureux de vous annoncer la naissance de Julie !". Mais Léo n'a que trois ans. Il n'est pas vraiment certain de ce qui se passe, ni d'être ravi d'ailleurs. Ses parents pensent ainsi le valoriser, mais ils le placent, en fait, en position de responsabilité à un moment où il a surtout besoin d'entendre qu'il reste leur enfant chéri.
Différentes petites phrases malvenues peuvent ensuite ajouter à sa charge mentale. Et notamment, le fameux "mauvais exemple" qu'il ne doit pas donner au plus jeune. En réalité, c'est pour lui-même, parce qu'il ne doit pas se mettre en danger ou bien manger, que l'enfant ne doit pas faire de bêtises ou finir sa soupe, pas pour son petit frère.
Attention aussi à ces petites filles, qui, d'elles-mêmes ou à la demande de leurs parents, se comportent en "petites mères" pour les plus jeunes. C'est possible et même naturel le temps d'un jeu. Mais les parents ne doivent jamais leur transférer leurs propres responsabilités : s'occuper systématiquement du biberon du soir par exemple.
Il existe une ligne très fine, mais à ne pas franchir, entre demander un service à l'enfant, ce qui est normal, et lui transférer une responsabilité parentale, ce qui le fait grandir trop vite.
Source : Christine Baudry Le Télégramme
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